Kanae arrive toujours en avance. D’un pas sûr et fière, elle traverse le hall. Le bruit que font ses talons en touchant le sol résonne et je tourne la tête. Elle regarde droit devant elle et ne me voit jamais. Il arrive parfois que, pressée, sa marche soit plus rapide et chaotique, et alors ses longs cheveux noirs ondulent sur son dos comme une vague. Ils brillent et me donnent envie de les toucher.
Je n’ose pas m’arrêter devant sa loge, l’attendre. Ma manager ne cesse de me tourner autour pour s’assurer que j’ai bien appris mon texte. Quelle cruche ! Evidemment, je le sais, pour qui me prend-elle, un gosse qui oublie de faire ses devoirs ? Mon père m’a demandé d’être patient avec elle, comme un vrai adulte. Il dit qu’il en a assez de devoir tous les deux mois chercher un nouveau manager parce que j’ai renvoyé le précédent. Qui puis-je s’ils sont tous incompétents ! Ils me regardent avec un sourire hypocrite voilant à peine leur pensée : « on me demande de jouer les nounous ». Tous me prennent de haut, je serai censé me laisser marcher sur les pieds parce que j’ai quelques années de moins qu’eux ? Pfff…
Je passe donc devant sa porte, ralentissant en espérant qu’elle sorte à ce moment là, et que nous fassions le chemin ensemble. C’est arrivé quelques fois. Si j’arrive sur le plateau de tournage seul, je jette un regard pour voir si, par hasard, elle ne m’aurait pas devancer. Ca, ça n’est jamais arrivé.
Dans le coin des viennoiseries, j’aperçois le blondinet qui drague les assistantes. Ce type m’écœure, il sourit, il fait des blagues pas drôle auxquelles il rit très fort, il se penche vers les filles pour leur murmurer à l’oreille. Et dès qu’il voit Kanae arriver, il se redresse l’air de rien et s’élance vers elle avec un grand « bonjour », puis la colle jusqu’à ce qu’on tourne la scène. Elle l’écoute à peine, essaye de s’en aller, il la rattrape et insiste pour discuter. Quel idiot, n’importe qui peut voir à quel point il l’agace. Elle essaye de ne pas le froisser mais il reste aveugle à tout signe. On nous appelle pour tourner une scène et Kanae est enfin libre.
Mais il n’y a pas que le blondinet. Parmi les assistants, nombreux sont ceux qui murmurent à son passage. Leur sourire en coin me donne envie de les frapper. Ceux qui rougissent m’énervent encore plus. Kanae ne les voit pas, mais moi, je n’en loupe aucun. Tant qu’ils ne s’approchent pas, ça va. Il faudrait d’ailleurs que je me charge du blondinet, bientôt il va se mettre à lui murmurer à l’oreille et à la toucher. Ca, hors de question !
J’aimerai tant qu’elle le remette à sa place. Lui et les autres. Tous, qu’elle les tienne à distance, qu’elle leur dise à quel point ils l’énervent, qu’elle ne les supporte pas. Qu’ils s’en aillent loin, ailleurs, qu’ils se tournent vers d’autres filles. Tiens, pourquoi pas les deux maquilleuses là, deux commères sans cervelles. L’une d’elles a osé me proposer un bonbon à notre première rencontre ! Aussi bête que ma manager ! Une idiote dans ce genre leur irait très bien. Kanae est beaucoup trop bien pour eux.
Elle se place dans le décor. Elle joue son personnage avec justesse, sa main frôle sa joue et replace ses cheveux derrières son oreille avec douceur. Une larme coule le long de sa joue. Elle sait pleurer sur commande, comme moi. Elle traverse le salon, pose ses mains sur le bureau, elle tremble, ses yeux reflètent une immense tristesse. L’autre sort. La scène est finie. Elle se redresse comme si de rien n’était, les yeux secs, l’air satisfait. Elle croise mon regard et me sourit. Mon cœur s’emballe, je crois que je rougis. Je pince les lèvres et me reprend. Rougir, c’est pour les gamins.
Nous sommes ensemble pour la prochaine scène. Elle me propose de répéter. J’accepte en essayant de cacher ma joie. Un homme doit savoir contrôler ses émotions. Je la suis jusqu’aux sièges, le scripte dans ma main droite. Une fois assis, je me rends compte que le scripte est humide. Ma main moite. Je l’essuie discrètement, sans qu’elle s’en aperçoive. Elle lit son texte, concentrée. J’en fais de même. Mon esprit aimerait vagabonder, mais je sais que Kanae prend son métier d’actrice très au sérieux et attend du professionnalisme de ses partenaires. La peur qu’elle me trouve médiocre est la source de ma concentration.
Ce rôle, mon rôle, je le connais parfaitement. Ce n’est donc pas difficile. Elle se pose des questions sur son interprétation, je lui donne des conseils. Je sais que de ce point de vu là, j’ai plus d’expérience qu’elle. J’en profite.
Sur scène face à elle, les caméras, le staff, tout disparaît. Même elle, même moi. Ne reste que mon personnage et le sien. Je suis le scripte et les sentiments qu’il m’inspire. Comme dans un rêve, jusqu’à ce que le « coupez » du metteur en scène me ramène sur terre. Quelque chose n’allait pas. Une ligne de Kanae. Il faut recommencer. Je le fais sans rechigner, au contraire.
Sa journée est terminée. Je la vois s’éloigner vers les loges, sans pouvoir l’accompagner, car il me reste une scène. Avant de partir, elle remercie le staff. Elle s’approche de moi et me remercie personnellement, avec un sourire que je veux croire sincère. Je ne sais que répondre, je bougonne et m’en retourne sur le plateau, disant qu’il me reste du travail. Elle me dit au revoir. Je lui tourne le dos, elle ne peut pas entendre ma réponse. Le blondinet m’attend. Je jette un regard par dessus mon épaule. Une vague de mèches noires disparaît au coin du couloir. Déjà j’ai hâte d’être à demain matin, de voir ces même cheveux se balancer avec grâce, et j’espère que cette fois-ci, elle me verra.